Raphaël Brunel

     

 

Le travail d’Estèla Alliaud s’attache en premier lieu à la fréquentation patiente et assidue des espaces dans lesquels elle est invitée à exposer, dans la perspective d’habiter le plus justement un lieu, de percevoir et décrypter les possibilités offertes par ses caractéristiques propres, que ce soit en termes d’architecture, de volume, de panorama ou de luminosité.Ce temps d’immersion coïncide également avec l’observation minutieuse d’un ensemble de phénomènes qu’elle cherche à exploiter, dans une logique souvent expérimentale, à travers des situations en partie déterminées par un geste simple, dépourvu de tout effet d’annonce et de parti pris spectaculaire. Ainsi au Pavillon à Pantin, reporte-t-elle les mouvements de la lumière sur le mur à l’aide d’épingles dont l’ombre portée forme, le temps d’une apparition fugace qui échappera dans la plupart des cas au visiteur, un alignement parfait (Ligne d’horizon, 2013), ou reproduit-elle sur des plaques de verre découpées, superposées et simplement posées au sol, les fragments du ciel aperçus depuis la vitrine de la galerie Papelart (Le Ciel, même, 2014). Ce jeu sur la transparence et le regard porté vers l’extérieur s’exprime également à travers une œuvre logiquement intitulée Fenêtres dans laquelle l’artiste dépose le carreau d’une fenêtre contre celle, plus grande, d’un autre espace, imposant ainsi un cadre dans le cadre tout en suggérant un déplacement métaphorique de point de vue et de paysage.

     Infimes, presque imperceptibles, de l’ordre de l’inframince chère à Duchamp, ces oeuvres réalisées avec une grande économie de moyen et à l’échelle du corps de l’artiste délaissent les bavardages pour mieux se concentrer sur le transitoire, les passages d’un état à un autre, sur ces moments de basculement qui relèvent autant de la disparition que de la trace. À l’image de La Forme empruntée (2014) pour laquelle Estèla Alliaud moule le plafond d’une cave avant d’exposer le résultat sur le sol du niveau supérieur, l’empreinte tient une place essentielle dans son travail. Elle fonctionne à la fois comme négatif d’une forme et comme procédé d’apparition d’un nouvel agencement, comme retournement de situation et de sens[1].

     On comprend alors à quel point l’approche sculpturale de l’artiste peut être envisagée en termes photographiques, qu’ils impliquent la lumière, le cadrage, le fragment ou le négatif. Lors de sa résidence à L’aparté à Iffendic, Estèla Alliaud initie deux nouvelles pièces : pour la première (Le lac), elle immerge trois tissus en coton au grammage différent dans l’étang situé à proximité, les laissant, ainsi suspendus entre le sol vaseux et la surface, se déformer progressivement et imprimer les mouvements calmes de l’eau. La seconde (Façade) consiste, quant à elle, à intercaler des planches de contreplaqué entre l’une des façades ajourées du bâtiment et le mur aveugle de la salle d’exposition. À travers ces expériences au résultat nécessairement aléatoire, elle tente d’éprouver, à l’abri du regard, l’action de l’eau et du soleil sur des matériaux devenus surfaces potentielles de révélation, marqueurs de son temps de présence sur les lieux.

     Minutieux et précis, parfois de l’ordre du relevé, les procédés de l’artiste traduisent également un goût prononcé pour le processus, laissant volontiers les formes advenir (ou non) par elles-mêmes. Estèla Alliaud convoque par ailleurs la photographie dans sa pratique de la sculpture, s’inscrivant à sa manière dans la longue histoire qui, de Constantin Brancusi à Gabriel Orozco, lie ces deux médiums. Souvent à la limite du noir et blanc, déployant tout un nuancier de gris, les clichés réalisés par l’artiste fonctionnent comme des outils spéculatifs[2] venant figer un mouvement, un équilibre précaire et instable nés de manipulations diverses au sein de l’atelier ou produits, dans les cas du Lac et de Façade, par un phénomène naturel. À la vidéo, trop narrative et à même de capter l’intégrité d’un processus, l’artiste préfère l’image fixe qui vient saisir l’instant, conserver l’état éphémère d’une forme. Chez elle, le fragment revêt une vertu esthétique qui tour à tour se fait indice et embrayeur de situations qu’il revient à chacun de décrypter et de s’approprier.

 

Raphaël Brunel, Surfaces d'impression, septembre 2015.

 

[1] Georges Didi-Huberman, La Ressemblance par contact. Archéologie, anachronisme et modernité de l’empreinte, Paris, Les Editions de Minuit, 2008.
[2] Voir le texte de Marguerite Pilven sur le travail d'Estèla Alliaud dans le catalogue The Solo Project, Basel, mars 2013.

 

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