Alex Chevalier - entretien

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AC : La première fois que j’ai été confrontée à une oeuvre d’Estèla Alliaud, il s’agissait d’une photographie datant de 2012, Sans titre (écart). L’oeuvre à laquelle j’étais confrontée était troublante tant elle ouvrait de pistes de lectures, mais il est vrai que la première remarque que je me suis faite était que cette image parlait bien plus de sculpture que certaines sculptures ne le font elles-mêmes. Très rapidement, des mélanges se sont opérés dans mon esprit, rapprochant l’importance de la photographie dans l’oeuvre de Rodin et Brancusi à celle de Robert Smithson ou encore à la place laissée aux dessins chez Henri Moore… La sculpture se construit par sa représentation et n’a de physique que ce que l’on en projette.

L’oeuvre de l’artiste se construit autour d’un vocabulaire de formes et d’esthétiques minimales dans lesquelles l’espace joue un rôle déterminant. Ce dernier, dans une pratique qui se veut souvent expérimentale, devient un élément déterminant pour chacun des gestes que l’artiste est amenée à faire. Aussi, l’espace, photographié, sculpté ou même peint, devient immobile, comme figé dans le temps - un temps quotidien que Estèla Alliaud a habité et transformé en ayant recours à des gestes minutieux. Le geste, minime, provient de la longue observation et de l’étude des espaces dans lesquels l’artiste est invitée - le changement des couleurs du lieu en fonction de l’heure de la journée, la réunion supposée d’un atelier entier en une seule et même masse, la suggestion d’un nouvel horizon par la superposition d’une plaque de verre sur une fenêtre... Pour autant, le geste est quasi imperceptible et nous laisse même parfois deviner un certain retrait du / des corps.

Du 9 septembre au 29 octobre, Estèla Alliaud nous présente La mesure du doute, sur une invitation et un commissariat de Perrine Lacroix, à La BF15 à Lyon. Cette exposition personnelle fait suite à une résidence estivale durant laquelle l’artiste a investi l’espace d’exposition en en faisant son atelier.

 

 

AC : Pour commencer, pourrions-nous revenir sur différents points clés que l’on retrouve dans ta pratique et notamment de cette façon que tu as de projeter l’espace hors du temps en l’habitant physiquement mais aussi, et surtout, par l’intermédiaire de tes oeuvres.

 

EA : J’appréhende les lieux dans lesquels j’interviens, ainsi que les mouvements qui les traversent comme une matière première dans laquelle le rapport au temps est primordial.

L’écho est composé de trois panneaux de verre disposés en trois points de l’espace d’exposition. Une partie de chacune de ces parois est sablée selon le dessin de sa propre ombre portée. Ce prélèvement a été réalisé durant le montage de l’exposition L’Inconnue de la Seine – Un Songe[1], au moment où les choses prennent leur place. Le sablage agit sur deux plans : il souligne l’ombre et la redouble. Le matériau principal de cette oeuvre c’est le temps mais aussi l’espace car les panneaux, appuyés de manière précaire contre les murs, découpent l’espace pour en donner une autre mesure à celui qui le traverse.

Cette sculpture contient en elle la possibilité d’un décalage : elle est soumise aux variations (lumière, volume) du lieu dans lequel elle est montrée.

Je pense aussi à cette pièce Sans titre, commencée en 2014, et qui n’aura probablement jamais réellement de fin, qui consiste à disposer dans chaque lieu d’exposition un élément provenant de l’exposition précédente, comme pour suspendre le devenir des choses dans l’attente d’un prochain geste.

Il y a dans ces deux propositions que nous venons d’évoquer, une volonté de présenter le temps comme quelque chose d’étirable, de malléable, car c’est ce qu’il est : une création de l’homme dont la perception dépend en réalité de nombreux facteurs.

Si j’utilise la photographie c’est parce que la caractéristique de ce médium, c’est justement de donner à voir quelque chose qui a été, qui s’est joué. Elle fait entrer les gestes et les interventions dans des espaces et des temporalités qui sont autres. Ainsi, elle « rejoue » ce quelque chose de désormais inaccessible[2]. À ce moment là, la photographie opère un déplacement : un glissement dans le temps et dans l’espace, qui procède d’une mise à distance du réel. Ce que je cherche à provoquer c’est cette distance qui transforme les gestes ainsi que les volumes traités. Elle les rend abstraits, les vide de leur présence.

 

 

AC : L’expérimentation comme processus créatif ?

 

EA : Nous parlions à l’instant de la façon dont la photographie me permet de « re – présenter » les choses, au sens de la mise en présence. C’est justement le besoin d’être dans l’expérimentation qui m’a conduite à son usage, comme un moyen de fixer le caractère expérimental de ce qui se passe dans l’atelier.

La question du geste est primordiale pour moi. Je m’attache au positionnement des choses, comment elles viennent se poser dans l’espace (quelque soit l’échelle) : l’appui, l’écart.

 

AC :Lorsque nous parlons de sculpture, nous faisons évidemment référence à la notion de tridimentionalité, aux points de vue multiples. À l’inverse, la photographie ne propose généralement qu’un point de vue unique sur une situation. Dans la pratique que tu mènes, c’est presque le jeu inverse qui se met en place, l’espace est bouché, les volumes sont contre les murs et ne permettent aucune projection de la part du regardeur, alors que dans tes photographies, l’espace est montré et les volumes y sont présentés en leur qualité d’objets. Pourrais-tu revenir sur cette notion de point de vue et d’espace de projection ?

 

EA : C’est vrai que dans mon travail il y a ce rapport paradoxal qui déstabilise : mes pièces en deux dimensions parlent de sculpture et à l’inverse, mes sculptures parlent de surface[3]. Cela instaure un trouble et interroge la manière dont le regardeur va entrer physiquement en relation avec les pièces.

Je pense par exemple à cette sculpture que j’avais réalisé au Pavillon de Pantin[4], il s’agissait d’un moulage qui recouvrait la surface entière du sol de la salle d’exposition. Il y avait un rapport fort à la ductilité de la matière, tout le monde avait envie de rentrer dans la salle, de fouler le moulage de ses pas et toucher mais j’avais choisi de laisser le spectateur au seuil de l’espace.

Que ce soit au travers de mes sculptures ou de mes photographies, ce que je recherche c’est placer le spectateur à la limite de l’insaisissable. Il y a alors quelque chose qui se joue dans la retenue et qui met les choses en tension.

 

AC : Un peu plus tôt, tu parlais d'abstraction, pourrions nous en parler ? Inspirées du réel, de tes notes et expériences des espaces dans lesquels tu interviens, chacun des gestes que tu opères semble transformer le réel en abstraction. Comme une sorte de révélation, l'espace qui nous entoure est abstrait, simple question de point de vue.

 

EA : En effet, le rapport à l’espace est d’abord une question de point de vue, et la manière dont nous le percevons dépend de nombreux vecteurs.

Je pense ici à une de mes pièces qui contient tout ce dont tu viens de parler : Les ombres calmes[5],que tu évoquais dans ton introduction. L’espace dans lequel je travaillais pour cette exposition était, à cette période de l’année, baigné d’une lumière sourde qui modelait l’espace de ses ombres. J’ai prélevé les différentes teintes des murs à un moment donné, puis je les ai reproduites en peinture et appliquées sur ces mêmes murs : un nuancier grandeur nature aux teintes du lieu.

S’il s’agissait d’un geste de l’ordre du suspens, celui-ci avait aussi pour effet de troubler le visiteur dans son rapport au lieu et de figer ce dernier dans une forme d’abstraction.

 

AC : Dans chacune de tes oeuvres, le corps (humain) n'est jamais représenté, pour autant, nous en ressentons la présence. Aussi, du fait de l'importance que tu accordes aux gestes, chacune de tes installations nous place en tant que témoin d'un corps évanescent ; quelque chose que l'on retrouve également avec les couleurs que tu convoques dans ton travail. Plus tôt, tu parlais "d'insaisissable", pourrais-tu nous en dire plus à ce sujet ?

 

EA : Il y a d’abord la présence de mon propre corps.

C’est l’amplitude de mes gestes qui donne leurs proportions à mes pièces. Je pars de constats simples : quel est l’écart entre mes deux bras et donc quelle dimension puis je appréhender ?

Ma mesure est ma première limite, et mes pièces y sont directement rattachées, comme Le ciel même, une sculpture composée de quatre découpes de verre, correspondant chacune à un fragment de ciel aperçu depuis la vitrine du lieu d’exposition. Le contour de chacun de ces fragments provient d’un point de vue : de ma position dans l’espace mais aussi de la hauteur de mon regard.

 

Il y a une forme de physicalité dans mon processus, pas seulement dans cette histoire de proportion mais aussi dans le rapport à mes gestes d’atelier ainsi que les mouvements qu’ils impriment dans la matière. Dans Les heures lentes, il ne s’agit pas seulement de porcelaine sur du contreplaqué mais de porcelaine étalée : on voit les traces du passage de l’outil, on devine le geste d’étirement de la matière.

Et puis, dans cette histoire de corps, il y a aussi, le rapport à celui du spectateur : son déplacement dans l’espace et son rapport physique aux sculptures : quel espace vide se dessine entre les deux, quels déplacements induisent mes pièces dans l’espace d’exposition.

Je pense par exemple à L’écho, dont nous parlions précédemment, et dont les trois panneaux de verres qui composent cette sculpture viennent déplier l’espace, scander la visite du spectateur et ainsi créer une forme de double dans son parcours, un écho.

Cette intervention sur le déplacement du regardeur vient de la position de mes sculptures et de mes photographies mais aussi de leur échelle : la relation induite entre de très grandes pièces et d’autres plus petites. C’est pour moi essentiel de travailler sur cette distance du regard du visiteur, mais aussi sur sa hauteur : de ne pas rester sur un seul horizon de lecture.

 

Par ailleurs, comme tu le soulignes, le caractère insaisissable de mon travail relève de plusieurs dimensions et mon rapport à la couleur en est une.

J’utilise des teintes silencieuses dont la qualité atone exerce un trouble dans mes photographies : il s’agit de couleur mais toujours à la limite du noir et blanc.

La gamme de couleurs que l’on retrouve dans mes pièces correspond aux matériaux que j’emploie ainsi qu’à leur état, par exemple une porcelaine crue sera d’un gris très pâle alors qu’une porcelaine biscuit sera plus proche d’un blanc cassé.

Je porte une grande attention aux lumières sourdes ainsi qu’à la qualité des ombres lorsque je prends mes photographies ou travaille à mes sculptures. La manière dont on perçoit les formes et les couleurs vient de la manière dont les ombres et les lumières se posent sur les corps et les objets. C’est probablement cette minutie qui confère à mes tirages cette apparence à la limite du dessin ou de la peinture. Il y a d’ailleurs aussi une dimension très picturale dans mon approche de la sculpture.

 

 

AC : Pourrions-nous nous attacher à l’exposition que tu prépares à La BF15, La mesure du doute ? Comment a-t-elle été pensée, appréhendée ?

 

EA : La première chose que je prends en compte dans mon processus de travail, c’est le lieu en tant qu’entité qui a sa propre autonomie, ses singularités ; c’est ma matière première. Tout a donc commencé avec l’espace de La BF15. Je m’attache aussi bien à la structure même du lieu qu’à des détails qui résistent davantage au regard.

Ainsi, la pièce Le repos s’est imposée à moi à un moment où je réfléchissais à la manière d’investir l’espace qui se trouve entre les deux plus grandes salles. Je voyais cet endroit comme une articulation entre les deux autres, un trait d’union, dont le volume est rendu modulable par des parois coulissantes qui peuvent aussi bien fermer l’horizon que l’ouvrir. J’ai déposé ces parois au sol, à l’endroit même qu’elles occupaient. Il s’agit d’un geste simple : un décalage qui fige l’espace en annulant la fonction première de ces parois (le coulissement).

 

AC : La mesure du doute, un site-specific project ?

 

EA : J’ai en effet déjà produit des pièces occupant la totalité d’un espace. Je pense par exemple à la pièce Les ombres calmesque nous évoquions un peu plus haut, qui a consisté à repeindre la totalité d’un lieu d’exposition.

Toutefois, j’ai envisagé mon intervention à La BF15 davantage sous l’angle d’une exposition dans laquelle déployer une écriture.

De la même façon qu’en poésie les blancs ont parfois autant d’importance que les mots, ou que dans une chorégraphie chaque geste a une existence propre et que c’est dans leur mise en présence les uns avec les autres que ceux-ci vont donner corps à un tout. Je voulais rendre visible les tensions qu’il existe entre mes sculptures et mes photographies. Ainsi, j’ai envisagé mes différentes pièces en résonance avec l’espace mais aussi les unes avec les autres.

 

 

AC : Aussi, il me semble important de rappeler qu’avant l’ouverture de cette exposition, tu as été en résidence, sur place, à La BF15 pendant plus d’un mois. Dans le cadre de cette invitation, quel rôle joue ce temps de résidence ?

 

EA : J’ai passé un peu plus d’un mois à La BF15 j’ai donc habité ce lieu au sens littéral du terme : de ma présence et de mon travail. Être en permanence dans le lieu d’exposition permet de garder une tension dans le travail, une forme de concentration. Je dormais sur une mezzanine que l’on ne distingue pas au premier abord car c’est un espace dans l’espace, compris dans un pli du lieu d’exposition. De cette mezzanine, une petite porte s’ouvre sur le vide, depuis laquelle je pouvais contempler l’espace d’exposition, voir le travail en cours selon un point de vue différent : j’avais alors le sentiment d’être à l’extérieur de celui-ci tout en y étant physiquement présente. Le fait de dormir dans ce qu’on pourrait nommer la doublure de l’espace de l’exposition, son revers a tout de suite fait sens pour moi. Au coucher, j’avais le sentiment de cette présence de mes travaux, en attente, juste en dessous de moi. Je trouvais cette proximité apaisante, comme si nous partagions un même repos et que celui-ci m’habitait.

Ce temps de l’attente est fondamental dans ma pratique, parfois certaines choses attendent des mois sur une étagère de l’atelier ou dans un coin avant que je ne les regarde vraiment et qu’elles ne prennent leur place.

C’est ce que je définirais comme le temps nécessaire au regard.

 

Entretien entre Alex Chevalier et Estèla Alliaud, septembre 2016

 

 

 

[1] L’Inconnue de la Seine – Un Songe, commissariat Marie Cantos, La Tôlerie, Clermont Ferrand 2016.
[2] Pour reprendre la formulation d’Anne Tronche dans Laura Lamiel La pensée du chat chez Actes Sud.
[3] Cf.  le lien développé entre sculpture et photographie par Marie Cantos dans le texte les Contre-cieux d’Estèla Alliaud, avril 2014.
[4] La forme empruntée, Le Pavillon, Pantin 2014.
[5] Parfois un intervalle, Supervues 2014, Hôtel Burrhus, Vaison la Romaine, La BF15 hors les murs, commissariat Perrine Lacroix.
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